Coronavirus«Cette décision aurait montré si les mesures étaient constitutionnelles»
En 2005, le Tribunal fédéral a décidé de ne pas trancher sur des mesures sanitaires liées au SRAS, un lointain cousin du Covid-19, jugeant inutile d’anticiper une telle menace.
«Cette décision aurait montré si l’on pouvait ou non prendre ces mesures. On aurait pu savoir à l’avance si elles étaient constitutionnelles.» Directeur du Département de droit public à l’Université de Genève, Alexandre Flückiger a exhumé, dans un article publié en 2020 portant sur les enjeux juridiques de la pandémie de Covid-19, un arrêt du Tribunal fédéral (TF) portant sur des mesures sanitaires prises en 2003 par les autorités fédérales.
L’apparition du syndrome respiratoire aigu sévère (SRAS) fin 2002 en Asie, maladie causée par un coronavirus lointain cousin du SARS-CoV-2, alerte les autorités sanitaires internationales. Finalement, la propagation a été contenue, mais, en Suisse, le salon de l’horlogerie Baselworld en a fait les frais. L’Office fédéral de la santé publique (OFSP) avait édicté en 2003 une interdiction de travailler pour les quelque 400 exposants du salon en provenance des pays touchés par le SRAS, soit environ 3000 employés déjà présents sur le territoire suisse au moment de la décision.
Une épidémie de coronavirus peu probable
Menacée financièrement par les conséquences de ces restrictions, la société organisatrice, la Foire Suisse (MCH Group), avait alors contesté ces mesures jusque devant le Tribunal fédéral. À l’époque, les organisateurs sont convaincus que la décision de l’OFSP n’était pas apte à entraîner la réduction maximale des risques de contagion du SRAS en Suisse.
Fait intéressant, une fois la menace du SRAS définitivement écartée, le TF avait finalement décidé en 2005 de ne pas trancher sur le fond de cette affaire. Il avait justifié sa «non-décision» en expliquant qu’elle «ne serait guère utile pour la gestion juridique de situations de crise futures, telles que celles qui peuvent survenir en rapport avec des maladies transmissibles de diverses manières qui sont par nature difficiles à prévoir».
En clair, le TF pensait qu’il était peu probable qu’un virus tel que celui causant le SRAS puisse provoquer dans le futur une situation dans laquelle une décision juridique sur des mesures sanitaires pourrait être utile. L’avenir lui a donné raison, jusqu’à l’arrivée du Covid-19 près de 20 ans plus tard.
La société n’était pas prête. Finalement, c’est davantage une question politique et sociale que juridique.
Rétrospectivement, une décision du TF aurait été «fort utile», écrit Alexandre Flückiger dans son article. Une jurisprudence aurait permis de clarifier la situation et de gagner du temps, selon lui. «Aujourd’hui, on doit attendre qu’une décision soit prise. Le TF a déjà rendu quelques arrêts depuis le début de la pandémie, donc c’est en train de se mettre en place.»
Effectivement, la plus haute instance juridique du pays a déjà rendu deux arrêts sur les mesures dans les cantons de Fribourg et de Schwytz. Dans le premier, le recours portait sur l’obligation du port du masque dans les commerces; dans le second, la limitation des manifestations était contestée.
Dans les deux cas, le TF a donné raison aux gouvernements cantonaux, jugeant qu’il existait une base légale suffisante et que les mesures étaient proportionnées. Un recours est encore en cours de traitement concernant le certificat Covid demandé dans les hautes écoles fribourgeoises.
Si le TF avait tranché à l’époque, la base juridique aurait peut-être été plus claire, mais les mesures prises depuis le printemps 2020 auraient-elles été différentes? «Pour être honnête, je ne pense pas, répond le professeur de droit. Car selon la loi sur les épidémies de 2012, en cas de pandémie de taille analogue à la grippe espagnole, il faut laisser le Conseil fédéral prendre des mesures d’urgence.»
Alexandre Flückiger souligne aussi qu’il aurait été impensable de légiférer sur des mesures aussi fortes que celles prises pour lutter contre le Covid-19 avant d’y être véritablement confronté. «Imaginez-vous, même encore au début de l’année 2020, qu’on vous dise: il faut arrêter l’économie, faire des quarantaines, porter un masque, se faire vacciner. Avant la pandémie, est-ce que vous auriez admis de telles mesures s’il y avait eu une votation? La société n’était pas prête. Finalement, c’est davantage une question politique et sociale que juridique.»
Constitutionnel ou pas?
Dans tous les cas, la crise du Covid et les mesures sanitaires ont fait émerger de nombreux débats sur la légalité, voire la constitutionnalité de certaines restrictions. Certificat Covid, port du masque obligatoire, règle des 2G sont souvent la cible de critiques. Certaines organisations, comme GastroSuisse ou, plus récemment un comité composé de centaines de juristes et d’avocats, ont même affirmé haut et fort que certaines dispositions prises par le Conseil fédéral n’étaient pas conformes à la Constitution.
Sur ce point, Alexandre Flückiger se montre nuancé et rappelle qu’en Suisse le contrôle de la conformité des lois à la Constitution présente des limites (lire encadré). Le professeur de droit appelle à la prudence lorsqu’il s’agit de juger a priori ce genre de mesures qui touchent à des règles et des notions juridiques qui sont par essence sujettes à interprétation, comme les libertés individuelles.
Savoir si une mesure est oui ou non conforme à la Constitution «est une question à laquelle il n’est pas facile de répondre», explique-t-il. Deux types de règles se trouvent dans une Constitution, rappelle Alexandre Flückiger. Celles dont l’application est précise et claire, comme le droit de vote à 18 ans ou l’organisation d’élections tous les quatre ans. «Là, il est facile de constater l’inconstitutionnalité ou non.»
«Trouver le point d’équilibre»
Mais il y a aussi les règles plus ouvertes, comme la garantie des libertés personnelles ou religieuses. «Dans le cas présent, on se dit que j’ai le droit de sortir, d’aller au resto, de faire la fête, mais ces droits se confrontent dans la crise actuelle à d’autres, comme le droit à la santé. Il y a donc toujours une pesée d’intérêts, rien n’est définitif pour ce genre de règles. Toute la difficulté est de trouver le point d’équilibre entre la liberté des uns et des autres.»
Alexandre Flückiger voit dans les critiques actuelles des mesures jugées a priori comme non conformes à la Constitution par certains, surtout une manière symbolique de contester le pouvoir et un moyen «de nourrir le débat politique».