Rapport accablantNégociants en pétrole accusés de tuer l'Afrique
L'ONG Public Eye a publié jeudi un rapport accablant sur la qualité du carburant distribué dans le continent. Les intermédiaires basés en Suisse sont particulièrement visés.
- par
- David Maccabez
«Si mon fils voit que j'ai une crise. Il m'apporte mon inhalateur. Il me le tient et appuie pour moi, si je n'y arrive pas toute seule.» Kate Okine, vit à Accra, la capitale du Ghana. Enceinte et maman d'un jeune enfant, elle souffre d'un asthme chronique et puissant, qui nécessite parfois une hospitalisation d'urgence. En cause, selon le docteur Seth Duvor, de l'hôpital général d'Accra, le soufre contenu dans l'essence et le diesel, dont la population respire tous les jours les résidus, dans cette ville qui comptait plus de 2 millions d'habitants en 2013. «Le gaz (NDLR: dioxyde de soufre) attaque les poumons et diminue les défenses immunitaires. Ceux qui le respirent développent alors toutes sortes de maladies respiratoires», poursuit le médecin. Outre l'asthme, les pneumonies et les bronchites sont fréquentes.
Jeudi, l'ONG Public Eye (ex-Déclaration de Berne), a publié le rapport «Dirty Diesel» (diesel sale). Ses conclusions sont alarmantes: les carburants analysés dans huit pays d'Afrique de l'Ouest présentent des valeurs en soufre jusqu'à 378 fois supérieures aux normes européennes (10 mg/kg). Selon elle, les négociants en pétrole établis à Genève, comme Vitol ou Trafigura, profitent des normes beaucoup moins contraignantes que sur le Vieux-Continent: «Ils utilisent cette faiblesse dans la législation pour écouler des produits de mauvaise qualité, dans le but de maximiser leur profit», tonne Marc Guéniat, responsable des enquêtes pour Public Eye. Pire, le rapport avance que «les négociants suisses ne se contentent pas de vendre du diesel et de l'essence toxiques ; ils les fabriquent à dessein, en mélangeant divers produits pétroliers semi-finis à d'autres substances pétrochimiques afin de créer ce que l'industrie
appelle «la qualité africaine».
Cible manquée
Contactés, les négociants balaient ces critiques et renvoient la balle aux gouvernements locaux: «Trafigura est un fournisseur majeur de produits pétroliers raffinés pour un certain nombre de marchés en Afrique de l'Ouest et en tant que tel, il relève de notre responsabilité de proposer des produits fiables et efficaces qui répondent aux exigences des autorités de régulation nationales en matière de carburant, par exemple en commercialisant des mélanges de produits provenant de différentes sources. Ces exigences sont définies par les gouvernements nationaux et ne peuvent pratiquement pas être modifiées par des fournisseurs individuels», écrit le négociant genevois.
Même son de cloche chez Vitol, qui dénonce un rapport «inexact et mal documenté»: «Nous prenons nos responsabilités en matière d'environnement très au sérieux. Nous agissons partout où nous pouvons avoir un impact. Mais Vitol ne contrôle pas la chaîne d'approvisionnement. Nous ne sommes dont pas en mesure de maîtriser la qualité du carburant vendu à la pompe», soutient l'entreprise.
«Certes, les standards sont l'apanage des Etats. Et les pays africains feraient bien de suivre les normes européennes en la matière», admet Marc Géniat. Mais dire que les négociants n'ont aucun rôle à jouer, c'est faux!» Il souligne que Vitol détient des parts dans les stations service Shell en Afrique et que Trafigura, elle, est actionnaire de Puma Energy. «Ils sont au coeur de ce modèle économique. Par ailleurs, le blending (opération de mélange qui intervient après le raffinage du pétrole) est effectué par les négociants. Cet argument est fallacieux!», conclut le responsable enquêtes de Public Eye.
Efforts considérables
Selon l'ONG, une étude du Conseil international pour des transports propres (ICCT) prévoit qu'en 2030, «la pollution de l'air liée au trafic routier causera, en 2030, trois fois plus de décès prématurés en Afrique qu'en Europe, aux Etats-Unis et au Japon réunis.» Et que l'Organisation mondiale de la santé a estimé que «la production et la vente de carburants toxiques sont illégitimes et violent le droit à la santé de la population africaine.»
Or, l'Association des raffineurs africains (ARA), elle aussi basée en Suisse, souligne que, depuis 10 ans, une centaine de réunions avec les autorités politiques et de régulation pétrolière africaines ont eu lieu. «Il en a résulté une amélioration constante des produits vendus en Afrique.» Par ailleurs, en collaboration avec le Programme des Nations Unies pour l'environnement, l'ARA a édicté une feuille de route donnant des objectifs clairs en terme de qualité qui doivent être atteints d'ici à 2030.
C'est encore trop peu pour Public Eye, qui prévoit une campagne de sensibilisation dans divers pays africains. Elle est soutenue dans sa démarche par des ONG du Ghana, de Côte d'Ivoire, du Nigeria et du Mali.