Plongée: Un moine apnéiste vaudois qui tutoie les profondeurs

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PlongéeUn moine apnéiste vaudois qui tutoie les profondeurs

Rencontre avec le maître zen de Trélex (VD) Loïc Vuillemin, 44 ans, multiple recordman de Suisse dans différentes catégories de plongée en apnée.

Loïc «Kosho» Vuillemin combine pratique monastique bouddhiste et apnée profonde.

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«I am okay!» - C’est dit, presque crié, d’une voix forte et caverneuse. Entre inspirations et expirations profondes, quand le soulagement contrecarre l’excès d’adrénaline. Le pouce et l’index se joignent en un cercle qui se veut rassurant, tout comme l’œillade aux juges. L’autre main ôte le matériel facial. S’affiche alors le sourire, franc, large, celui d’un homme qui apprécie pleinement le moment présent. Après une trentaine de secondes, on considère que le protocole est rempli: juges et plongeurs de sécurité rompent le silence, applaudissent, crient leurs félicitations. Un poing de l’apnéiste se dresse, serré dans la satisfaction. Le record est battu.

Mi-octobre, à Dahab: son 8e record national (83 m en Poids constant bipalmes, CWTB) vaut bien un large sourire.

Mi-octobre, à Dahab: son 8e record national (83 m en Poids constant bipalmes, CWTB) vaut bien un large sourire.

Huub Waaldijk

«I am okay!» - C’est dit, presque crié, avec l’accent vaudois. «Pas question de dévier du protocole. Si tu dis «I am totally okay», tu es pénalisé», explique en riant Loïc Vuillemin. «Quand je commençais l’apnée, on m’a dit qu’il valait mieux être parfaitement à l’aise avec ces contraintes de sécurité. Quand tu remontes, tu n’as pas toujours les idées très claires, alors on m’a conseillé de dire ces mots de la manière la plus naturelle possible, sans changer d’une plongée à l’autre. Pour moi, du coup, c’est avec l’accent vaudois!» Le solide gaillard haut de 2 mètres, qui a grandi à Trélex (VD), s’en accommode facilement, tant la frontière entre protocole et rituel est mince, et d’autant plus facile à accepter quand on est rompu à la discipline de la vie monacale: le bonhomme est moine et maître zen.

Une image pour résumer le personnage: un habit et une posture rituels, un sourire, et la mer.

Une image pour résumer le personnage: un habit et une posture rituels, un sourire, et la mer.

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Le «moine le plus profond du monde» a eu des galères

Le cheminement de Loïc Vuillemin vers la carrière d’apnéiste n’a pas été une ligne droite. Un père bouddhiste, moine lui aussi, et physicien nucléaire. Une mère taoïste, experte en taï-chi, et juge. Deux frères également, aussi éclectiques que lui. Pas étonnant, vu son cadre familial, qu’il apprécie les chemins de traverse et n’aie pas peur d’adopter une approche multifacette de l’existence, ni de se lancer des défis, ni de marier activités et intérêts qui pourraient de prime abord sembler trop différents pour être combinés dans une même vie.

«Quand on y pense, un apnéiste, ça descend dans les profondeurs. Un moine aussi, au sens figuré. Pour moi, la vie spirituelle doit se conjuguer avec quelque chose de concret. Un maître doit gérer la dualité, sous peine d’être limité. Il faut s’ouvrir pour comprendre, comme pour aimer d’ailleurs. Il faut se confronter à soi-même: pour moi, c’est à travers l’apnée. En fait, je suis le moine le plus profond du monde: je quantifie la profondeur spirituelle!» s’esclaffe celui dont le nom d’ordination est Kosho («éveil de cristal»).

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Dans l’élément liquide, entre entraînement, contemplation et méditation…

Dans l’élément liquide, entre entraînement, contemplation et méditation…

Livio Fakeye
Dans l’élément liquide, entre entraînement, contemplation et méditation…

Dans l’élément liquide, entre entraînement, contemplation et méditation…

Livio Fakeye
Dans l’élément liquide, entre entraînement, contemplation et méditation…

Dans l’élément liquide, entre entraînement, contemplation et méditation…

Livio Fakeye

Rien d’évident là-dedans, malgré la boutade et la douceur tranquille dans sa voix grave lorsqu’il parle de sa passion: avant de devenir le détenteur de plusieurs records de Suisse dans différentes modalités de l’apnée (lire plus bas), le Loïc Vuillemin ado jouait au basketball et avait peur de l’eau, particulièrement de mettre sa tête sous la surface, et le Loïc jeune adulte n’était pas beaucoup plus à l’aise avec l’élément liquide. Mais le dépassement de soi agit comme un moteur sur lui, et l’idée de vaincre sa crainte est devenue un aiguillon. Une motivation qui a trouvé le moyen de s’exprimer presque par hasard, au gré de rencontres et d’imprévus, après des études de biologie moléculaire et des périodes de voyage ou de retraite en Amérique du Sud, dans le sud de la France ou en Asie. Des périodes de galère parfois: «J’ai été SDF en France, j’ai vécu dans un camion. J’ai eu faim, aussi, mais la vie d’ascèse n’est pas une souffrance quand on est moine.»

Les disciplines de l’apnée profonde

Il y existe six disciplines reconnues: quatre autopropulsées et deux avec assistance.

Poids constant (CWT): le plongeur descend et remonte avec des palmes (monopalme ou bipalmes).

Poids constant bipalmes (CWTB): version exclusivement en bipalmes.

Immersion libre (FIM): le plongeur descend et remonte en tirant sur la corde de guidage, il n’a pas de palmes aux pieds.

Poids constant sans palmes (CNF): le plongeur descend et remonte à la brasse.

Le terme «poids constant» s’oppose au Poids variable (VWT): le plongeur descend avec un poids qu’il abandonne avant de remonter. Cette discipline n’est plus pratiquée en compétition mais seulement lors de performances individuelles.

Il existe aussi le No Limit: le plongeur descend et remonte avec une assistance. Après divers accidents, ces records ne sont plus enregistrés que par le «Guinness Book».

«C’était quelque part en moi, bien caché»

Et puis, les rencontres. D’abord celles qui ont changé sa vie personnelle: son épouse, puis sa fille, née il y a douze ans. Ensuite celles qui l’ont amené dans l’orbite de l’apnée. «C’était quelque part en moi, bien caché, explique le Trélésien. Un jour en Thaïlande, je fais un jogging, un type m’arrête et me donne un prospectus. Je découvre que l’apnée s’enseigne. Ça a été un choc, mais ma femme m’a aidé et poussé. La première fois, j’étais mort de trouille - gamin, je ne pouvais pas me baigner dans le Léman, mais en même temps, Jacques Mayol était un demi-dieu pour moi depuis que ma mère m’avait emmené voir Le Grand Bleu au cinéma.» Puis un autre jour, au Mexique, il fait de la plongée avec bouteilles et du snorkel pour la première fois de sa vie, là aussi une révélation. «C’était en 2014, je venais d’être certifié maître zen. Mais je ne tenais rien sous l’eau! J’ai trouvé ça génial d’avoir autant de limites respiratoires tout en étant certifié maître. Alors j’ai commencé à aligner les cours, notamment de yoga, pour améliorer et maîtriser ma respiration.» Aujourd’hui, six ans plus tard, il tient près de six minutes sous l’eau, en statique. En plongée de compétition, plus de trois minutes. Toujours cette idée de dépassement de soi.

En statique, le maître zen tient près de six minutes sous l’eau. Et plus de trois minutes dans l’effort de la compétition.

En statique, le maître zen tient près de six minutes sous l’eau. Et plus de trois minutes dans l’effort de la compétition.

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Des influences déterminantes

Alors qu’il est devenu l’élève de l’Irlandais Steven Keenan, c’est sa rencontre avec Pascal Berger qui le pousse pour de bon dans le milieu. Le leader absolu de l’apnée suisse, multiple recordman national alors sans rival, invite Loïc en Grèce, sur l’île du Grand Bleu, où se tenait une compétition. Le moine se fait engager par une chaîne de télévision locale pour contribuer à filmer les plongeurs. Il y rencontre Miguel Lozano. Au contact de l’Espagnol, qui le pousse, le déclic a lieu: «Il m’a challengé, et la bestiole s’est réveillée en moi. Pascal et lui ont été de grands soutiens.» La bestiole, c’est l’esprit de compétition, celui-là même qui faisait de lui un pivot teigneux sur les parquets, à son époque de basketteur dans les rangs des juniors de Nyon: «Pour moi, soit tu gagnes, soit tu apprends, c’est comme ça que je vois la compète», lâche celui qui avoue volontiers aimer tordre le cou aux préjugés sur les moines bouddhistes. S’enchaînent entraînements et défis, amélioration de sa condition physique et de ses capacités respiratoires, perte de poids. Plusieurs années plus tard, alors qu’il a fait un outil de son corps et un métier de sa nouvelle discipline physique, le hasard vient le pousser définitivement dans la compétition: début 2019, il perd l’emploi de plongeur de sécurité certifié qu’il exerce dans la station balnéaire égyptienne de Sharm el-Sheikh, où il est établi avec sa famille et où il continue de s’entraîner. Là, à 42 ans, il se lance à fond dans la compétition («J’étais un jeune maître zen, mais un vieil apnéiste!»), et c’est encore le hasard qui vient mettre son grain de sel: la Fédération internationale d’apnée AIDA vient d’ouvrir une nouvelle catégorie, le «bipalmes en poids constant». Loïc Vuillemin s’offre alors son premier record de Suisse, à 62 mètres. La suite, logique, est de s’attaquer aux marques helvétiques déjà existantes. En premier lieu les 82 mètres en immersion libre (sans palmes, descente et remontée à la force des bras) de son «initiateur», Pascal Berger. «Quand j’ai senti à l’entraînement que j’approchais des 80 mètres, je l’ai contacté. J’ai eu besoin de sa bénédiction - je suis un moine, quand même! Il me l’a donnée, mais je crois qu’il l’a regretté.» En août 2019, le Vaudois descend à 84 m, raflant son 2e record.

Le 2e record suisse de Loïc Vuillemin, en août 2019. Un bout de velcro qui a de la valeur!

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Il y en aura six autres toutes catégories confondues, notamment fin septembre dernier dans «sa» ville de Sharm el-Sheikh, lors d’une compétition sous l’égide de l’AIDA dont il remporte au passage le classement général. La semaine dernière, toujours en Égypte mais à Dahab cette fois, il ajoute encore un mètre à son record en immersion libre et trois à sa marque en bipalmes. Tout en s’installant en tête du classement mondial combiné, toutes catégories confondues, de cette drôle de saison 2020 contrariée par la pandémie.

Les records nationaux de Loïc Vuillemin

Poids constant Bipalme (CWTB): 83 mètres (Record du Monde: 112 mètres)

Poids constant (CWT): 85 mètres (RM: 136 mètres)

Immersion libre (FIM): 85 mètres (RM: 130 mètres)

Autres records de Suisse:

No Limit, descente et remontée assistée: Andrea Zuccari, 131 mètres (RM: 214 mètres)

Poids variable, descente lestée (VWT): Pascal Berger, 131 mètres (RM: 150 mètres)

Poids constant sans palme (CNF): Pascal Berger, 67 mètres (RM: 102 mètres)

Un maître zen aux Mondiaux

L’un des points d’orgue de cette trajectoire fulgurante: sa participation aux Championnats du monde AIDA. Peu après son record d’août 2019, il se rend à Villefranche-sur-Mer, en France. Il y débarque avec l’aval de la Fédération helvétique, qui l’inscrit dans les trois disciplines principales (FIM, CWT, CNF). Mais le milieu est petit, plus encore en Suisse: le soutien matériel manque. Une campagne de crowdfunding lui a ramené une enveloppe de 4000 francs, son monastère d’attache en France le soutient financièrement, ses premiers records et l’ouverture de son site internet ont éveillé l’intérêt de quelques sponsors: il peut prendre l’avion. «Mais attention, hein, même si on m’a donné une paire de palmes, s’entraîner en toute sécurité et s’équiper coûte cher», nuance-t-il. Alors, durant les Mondiaux, il vit en colocation dans un minuscule appartement avec d’autres plongeurs, dort sur un matelas posé à même le sol. C’est le règne de la débrouille. «J’ai mangé des nouilles pendant des semaines, j’ai réparé mes palmes avec du scotch. Et j’ai écrit le nom de mes sponsors à la peinture sur ma combinaison: il fallait le refaire tous les soirs parce que ça se barrait quand je plongeais!» se marre-t-il. Mais au final, il participe aux joutes planétaires. Pour sa première immersion, il passe en 20e position. Avant lui, c’est l’hécatombe: à peine un quart des concurrents sont remontés en ayant atteint la profondeur annoncée. Certains sont en mauvais état. Les syncopes, terreurs des apnéistes, se sont enchaînées. «Quand j’arrive sur la plateforme, l’ambiance est très, très lourde, raconte-t-il. Mais ensuite je réussis ma plongée sans mal, je remonte sans souci, je dis «I am okay!» donc tout le monde est content, les juges, les organisateurs sont soulagés. Du coup, je passe du statut d’énergumène, le moine qui fait de l’apnée, à celui de «vrai» plongeur. Le moine, on sait qui c’est! Je finis dans le Top 10, des médias s’intéressent à moi et à mon profil. Je passe même sur France 2, et là, les gars de l’équipe de France sont dégoûtés! (rires)»

Pour le Vaudois, représenter la Suisse en compétition (ici en Égypte cet automne) est toujours une fierté, même s’il vit à l’étranger depuis plus de vingt ans.

Pour le Vaudois, représenter la Suisse en compétition (ici en Égypte cet automne) est toujours une fierté, même s’il vit à l’étranger depuis plus de vingt ans.

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Mais juste après cette première satisfaction aux Mondiaux, survient la première leçon, le premier avertissement. «Pour ma 2e plongée, en immersion libre, je suis confiant et j’annonce 81 mètres. Et là, comme un c…, je «m’endors» en descendant, mon esprit s’est engourdi, j’étais presque trop calme! J’ai oublié de compenser la pression dans le nez. J’ai dû tourner à 60 mètres, ça m’a flingué au général. Mais le moine qui «s’endort» en plongeant, ça a bien fait marrer les médias, et j’ai refait France 2», lâche-t-il avec un sourire.

Une discipline de la prudence et de l’humilité

S’il en rigole aujourd’hui, l’anecdote révèle surtout un grand sens de la prudence. Typique pour un plongeur de sécurité professionnel, cette attitude d’humilité devant l’élément liquide et la profondeur vient aussi de son expérience propre: notamment la fin tragique de son instructeur irlandais, décédé en sauvant une vie, et la mort sous ses yeux d’un adepte du snorkel, qu’il n’a lui-même pas pu sauver. «Il faut respecter l’élément, mais aussi accepter le risque. Pas question de forcer une plongée: si je sens en descendant que quelque chose cloche, je laisse tomber et je tourne pour remonter. Je reste calme en cas d’urgence, ça a été mon métier et c’est ma tournure d’esprit de moine zen, ça aide. Et puis, ce qui m’aide surtout, c’est d’énormément parler avec ma femme. Avec elle, je débriefe tout, la moindre perf’, le moindre entraînement, la moindre annonce pour la plongée du lendemain. Si elle me dit qu’elle ne le sent pas, si elle a une retenue ou une inquiétude, je ne force pas. Je ne dois jamais oublier que je suis un mari et un père.»

«Kosho» lance sa descente dans le Blue Hole de Dahab.

«Kosho» lance sa descente dans le Blue Hole de Dahab.

Huub Waaldijk

Alors oui, Loïc Vuillemin s’est déjà «pété un tympan», il a déjà dû endurer des complications pulmonaires. Mais il n’a jamais vécu de syncope. «Quand tu pratiques ce sport, et encore plus quand tu chasses les records, la clé, c’est de savoir rester humble. Et le meilleur moyen de le faire, c’est d’être bien conscient de la futilité des choses. Au final, on ne fait que ramener un bout de velcro des profondeurs!»

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La double casquette: apnéiste et agent

Des morceaux de velcro marquant un record de Suisse, il en a déjà remonté huit en deux ans. S’il entend en ramener d’autres, il doit aussi se visser sur la tête la casquette d’agent et chercher lui-même des soutiens. Là aussi, le hasard l’a mis en position de le faire: «Bizarrement, ce qui m’a aidé avec les sponsors cette année, c’est le Covid et le confinement. D’un coup, j’étais bloqué chez moi en Égypte, à écrire cinquante mails par jour, quelque part ça a été un coup de pouce. Mais bon, pour garder la forme, ce n’était pas le top, évidemment. Je me suis fait arrêter et amender quatre fois par la police parce que je sortais en douce pour m’entraîner…» Des péripéties indispensables pour rester en forme autant que pour obtenir des soutiens financiers. Car même à 44 ans désormais, l’idée reste de continuer à se dépasser, de battre d’autres records et de retourner prendre part à des Mondiaux. «Même si je n’y vis plus depuis plus de vingt ans, je suis heureux et fier de représenter la Suisse», affirme-t-il. Il se dit tout aussi fier de prodiguer quelques conseils à de plus jeunes plongeurs, comme Vera Giampietro, 30 ans, qui a établi quatre records helvétiques fin septembre en Égypte. Pour Loïc Vuillemin, le chemin des prochaines joutes planétaires passera par une qualification qu’il lui faudra obtenir en Suisse, en 2021, à l’occasion des championnats nationaux en piscine en avril, puis en milieu lacustre, en août. Nul doute qu’on l’y entendra encore s’écrier «I am okay!»

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